DES MILLIARDS DE TAPIS DE CHEVEUX
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ANDREAS ESCHBACH
RÉSUMÉ :
Nœud après nœud, jour après jour, toute une vie durant, ses mains répétaient les mêmes gestes, nouant et renouant sans cesse les fins cheveux, comme son père et le père de son père l’avaient fait avant lui… N’est-ce pas étrange qu’un monde entier s’adonne ainsi au tissage de tapis de cheveux ? L’objet en est, dit-on, d’orner le Palais des Étoiles, la demeure de l’Empereur. Mais qu’en est-il de l’Empereur lui-même ? N’entend-on pas qu’il aurait abdiqué ? Qu’il serait mort, abattu par des rebelles ? Comment cela serait-il possible ? Le soleil brillerait-il sans lui ? Les étoiles brilleraient-elles encore au firmament ? L’Empereur, les rebelles, des milliards de tapis de cheveux ; il est long le chemin qui mène à la vérité, de la cité de Yahannochia au Palais des Étoiles, et jusqu’au Palais des Larmes sur un monde oublié…
INFOS TECHNIQUES
Titre français : Des milliards de tapis de cheveux
Titre original : Die Haarteppichknüpfer
Auteur : Andreas Eschbach
Date de première publication : 1995 (publication en volume)
Langue originale : Allemand (Deutsch)
Genre : Science-fiction, Anticipation, Space opera, Fable politique
Nombre de pages : Environ 320 pages (selon les éditions)
Éditeur original : Bastei Lübbe (Allemagne)
Éditeur français : L’Atalante (collection « La Dentelle du cygne », 1999)
Domaine public : Non (encore sous droits d’auteur)
Profil Goodreads : Des milliards de tapis de cheveux sur Goodreads
AUTRES ANALYSES
Par Kevin Kozh n’air
Un degrés d’horreur psychologique rarement atteint
Les amis, il faut que je vous parle de la plus grosse claque littéraire que j’ai faite cette année. Des milliards de Tapis de cheveux, écrit par Andreas Eschbach en 1995 m’a procuré des frissons de zinzin, avec une profondeur et une gravité dans le propos que seule la science-fiction peut nous offrir (j’y reviendrai). Ce n’est pas une critique facile à écrire, car je veux éviter à tout prix de vous gâcher les révélations savoureuses ! La force du roman, au delà de son indiscutable suspense, c’est la lente compréhension de l’univers qu’il propose, un peu à l’image d’un tapis qui se tisse petit bout par petit bout, et qui finit par nous plonger dans une horreur abyssale. Petit détour dans cette incroyable épopée !
De quoi ça parle ? Nous sommes sur une planète isolée où chaque homme est un artisan qui consacre sa vie entière à tisser un tapis, avec des cheveux de ses femmes et de ses filles. Le tapis est le fruit du labeur d’une existence entière, destiné à orner le Palais des Étoiles de l’Empereur-Dieu. La tradition veut que chaque famille perpétue cet ouvrage, sans jamais en comprendre l’origine ni la finalité. L’ouvrage est vendu lorsqu’il est achevé, et l’argent récolté permet à la prochaine génération de vivre et de consacrer à son tour son existence à l’élaboration d’un nouveau tapis. L’univers semble figé dans un ordre qui remonte à plusieurs milliers d’années, et où l’obéissance et la répétition est devenue tout aussi naturel que de manger et respirer. Pourtant, une rumeur circule… L’Empereur serait mort ! Si cela est vrai, pourquoi les tapis continuent-ils d’être produits et expédiés ? Comment L’Empereur-Dieu, pourtant immortel, pourrait avoir succombé à la mort ? Lorsqu’un voyageur ayant participé à la rébellion contre l’empereur arrive sur cette planète reculée qui ne figure même plus dans aucune carte, celui-ci est terrifié par cette coutume étrange : Pourquoi font-ils des tapis de cheveux ?!
Vite, une adaptation à l’écran !
Encore un roman où on se dit mais bon dieu, qu’est ce qu’on attend pour l’adapter en série ?! Le travail d’écriture serait déjà prémâché avec ces chapitres qui changent de point de vue en proposant un cliffhanger final, et nous permettant de mieux comprendre les mystères de cet univers. En se dessinant, la trame prend une dimension plus large où l’on découvre l’ampleur des mécanismes du pouvoir et du contrôle. On commence le récit dans une société primitive aux coutumes moyenâgeuse, puis le focus s’élargit pour nous donner une portée sur une immense civilisation ayant conquis la galaxie. Mais je vous rassure, on n’oublie pas pour autant cette histoire de tapie, le roman sait où il va et nous fournit les réponses à toutes les questions qu’on se pose, et je peux vous assurer que vous n’êtes pas prêt pour ces révélations !
Rahhh, comment vous en dire assez pour vous donner envie, sans pour autant gâcher la surprise ?! Je dirais que l’obscurantisme médiéval évoqué plus tôt agit comme un miroir tendu à notre propre servitude moderne. Ce roman nous interroge sur le sens profond de nos traditions, l’obéissance aveugle, devenue presque instinctive, à des pratiques ou à des figures si anciennes qu’on les connaît plus vraiment. Il nous invite à nous poser des questions existentielles : pourquoi je fais ça ? Pourquoi ai-je intégré des sentiments aussi extrêmes que l’amour, la vénération ou la peur viscérale envers un être que je n’ai jamais vu ? un souverain à la fois tout-puissant et invisible. Toute analogie avec la place de la religion, ou même des figures historiques dans nos sociétés contemporaines, est la bienvenue.
Mais le “pourquoi” n’est pas la seule question que le roman pose, et d’ailleurs, la mécanique de la domination, fondée sur le poids des traditions, apparaît très vite. Eschbach pose une autre question, tout aussi vertigineuse : comment un tel système peut-il perdurer ? Cette répétition sans fin, à l’échelle de milliards d’individus, pose une réflexion sur l’aliénation du travail automatique, le sacrifice et la soumission. En ce sens, cela me rappelle l’amour mystique des employés de Lumon envers le fondateur de la compagnie, Kier, dans la série Severance. Je vais me permettre une autre analogie, mais le roman m’a aussi fortement fait pensé à La Tresse, de Laetitia Colombani, sur une autre registre qui au lieu de montrer une domination du corps d’une classe ouvrière par la symbolique du cheveux, montrait au contraire un lien de sororité de 3 femmes qui allaient vers leur émancipation. En lisant Des milliards de tapis de cheveux, vous allez pouvoir observer comment la mémoire peut être utilisée pour asservir une civilisation entière.
Le vertige du contrôle absolu
Si l’art de la communication et de la manipulation des foules vous intéresse, je vous recommande également l’analyse de Noam Chomsky dans La fabrique du consentement. Il explore la manière dont les puissants façonnent l’opinion en jouant sur la peur, la fierté et la glorification d’un passé commun. Et quand je disais en introduction que seule la science-fiction peut nous procurer un vertige pareil, je pensais justement à la façon dont Eschbach transpose ces mêmes mécanismes à l’échelle de toute une galaxie. C’est la taille démesurée du contrôle de l’empereur qui rend la chose particulièrement choquante. D’ailleurs, je me permets un mini spoiler même si ce n’est pas vraiment un, juste une brique dans la complexité de l’édifice narratif, mais à un moment nous suivons un ancien membre de l’armée, devenu diplomate, dont la mission est d’aller justement sur les planètes où les peuples tissent leur tapis, pour leur annoncer la mort de l’Empereur. On le voit progressivement sombrer dans la dépression face à la démesure de sa tâche, même en annonçant la nouvelle sur une planète différente chaque jour, ni sa carrière entière, ni même sa vie, ni celle de ses enfants et ses petits enfant ne suffiraient pour en venir à bout… L’étendue de cette empire n’a pas de limites dont nous pouvons pleinement se représenter.
Il y a un chapitre entier qui évoque comment l’empereur, tout puissant qu’il est, où du moins qu’il fut, vivait et ressentait cette puissance qui s’étale à l’infini, et ces révélations là sont, comme les autres, glaçantes. Le twist final pour nous montrer le niveau de contrôle et son omniscience est insane. Je vais me répéter encore une fois, mais vous n’êtes pas prêt ! Si vous voulez voir la teneur d’une telle emprise, je vous partage un petit discours de l’empereur sur le pouvoir qu’il exerce.
« Je reste souvent assis des heures ici, à contempler ce qui est en mon pouvoir, dit l’Empereur. Toutes ces étoiles et toutes leurs planètes sont à moi. Tout cet espace insaisissable est mon domaine. Là où s’exerce ma volonté et où ma parole fait loi. Mais le pouvoir, le véritable pouvoir, n’est jamais celui qui s’exerce sur les choses, fussent-elles des soleils ou des planètes. Seul compte le pouvoir que l’on a sur les hommes. Et le mien ne se limite pas à celui des armes et de la violence ; mon emprise s’étend aux cœurs et aux pensées des hommes. Des milliards, des centaines de milliards d’êtres humains vivent sur ces planètes, et ils m’appartiennent tous. Aucune journée ne s’écoule sans que chacun d’entre eux pense à moi »
Et encore un dernier argument, si je ne vous ai pas encore convaincu de l’acheter sur le champ, c’est la qualité de l’écriture et de la traduction, on est sur une sorte de petite poésie douce qui essaye de trouver de la beauté dans la désolation et apporte une touche de musicalité dans cette tragédie humaine. Je vous encourage à dévorer ce livre sans délais pour découvrir le mystère, à quoi servent tous ces p**** de tapis ?! 😉